Par nature au service de l’intérêt général plus que de sa hiérarchie directe, le fonctionnaire exerce ses missions dans le cadre d’un statut, et non d’un contrat, qui est par essence une relation de gré à gré entre un salarié et son employeur. Parce que « tous les Citoyens étant égaux[...] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », l’État recrute par concours pour assumer les charges publiques. Pour se prémunir de la corruption,de la prévarication, pour s’assurer de leur loyauté à l’intérêt général et pour les préserver des sirènes des intérêts particuliers, il garantit une carrière aux fonctionnaires ainsi recrutés, carrière qui doit assurer des conditions matérielles d’existence dignes. Le code des pensions est une prolongation de cette garantie de carrière au-delà de la période d’activité en ce qu’il prévoit que les pensions des fonctionnaires sont payées comme les salaires par le budget de l’État, et non par une caisse de retraite alimentée par des cotisations : la pension du fonctionnaire est un salaire continué.
Haro sur le statut
Le projet de loi Dussopt de « transformation de la Fonction publique », prévoit de développer la rémunération au mérite, au détriment du principe de carrière, de la solidarité des équipes et de l’intérêt général :
– la rémunération au mérite et la culture du résultat qui la sous-tend font primer l’intérêt personnel ou la loyauté envers le supérieur hiérarchique direct sur la loyauté envers l’intérêt général ;
– le recours au contrat en lieu et place du recrutement de titulaires prépare la mise en extinction du statut, comme cela s’est fait dans les grandes entreprises publiques ;
– la marginalisation des commissions paritaires, dès le 1erjanvier 2020, romprait avec le mouvement de démocratisation de la Fonction publique qui a prévalu au cours du XXe siècle. Pourtant, la démocratie sociale reste un élément d’assise pour la démocratie, notamment en en limitant les dérives toujours possibles.
Au contraire de ces évolutions, qui sont autant de retours en arrière, la notion de statut reste une notion moderne parce qu’elle pense ensemble les droits des agents et ceux des usagers : égale accessibilité, neutralité, continuité, adaptabilité... Les citoyens sont d’autant mieux servis que les agents qui font fonctionner le service public sont reconnus, protégés et sereins. Face aux défis du monde actuel, de nouveaux pans de l’activité humaine et de son environnement immédiat pourraient d’ailleurs très légitimement entrer dans ce cadre (ceux en rapport avec la transition écologique, la protection de l’environnement, l’accès à l’eau, entre autres exemples).
Si ce projet prend à revers les principes fondamentaux de l’organisation de notre République, c’est bien parce qu’il s’inscrit dans un projet plus global qui remet en cause les droits des citoyens, en particulier le droit à l’égalité.
Privatiser le service public
Le projet de loi Dussopt de « transformation de la Fonction publique », tout comme le projet de loi Blanquer sur « l’école de la confiance » sont directement inspirés par le rapport CAP 2022 (« Se réinventer pour mieux servir », juin 2018), dont la lecture s’impose pour comprendre les logiques à l’oeuvre. Au prétexte que l’égalité formelle n’est pas suffisante pour réaliser l’égalité réelle entre les citoyens, on s’autorise à déréglementer et libéraliser l’action publique afin qu’elle se diversifie et se différencie selon les territoires, pour s’adapter, dit-on, aux spécificités. Ou plutôt aux inégalités dont on s’accommode ?
Déléguer des missions de service public à des acteurs privés, ou même associatifs, plutôt que d’avoir recours aux fonctionnaires, facturer à l’acte les services rendus plutôt que de financer le service public par l’impôt, soumettre les missions de service public aux lois de la concurrence, et les agents aux règles du management et à la culture du résultat, reviennent à concevoir le lien social sur d’autres bases philosophiques et politiques. Sans que ces finalités n’aient jamais été exposées aux citoyens, ni débattues en ces termes : la focalisation sur le seul « coût » des services publics, y compris la présentation de leur financement par l’impôt - c’est à dire la masse des citoyens, en vertu du principe de solidarité - comme un « poids » montre que le débat est sciemment biaisé.
Une idée neuve pour l’avenir
Le développement continu depuis plusieurs siècles de l’idée d’une nécessaire administration en commun des « biens et droits communs fondamentaux » est incontestable, et ce dans de très nombreuses sociétés et civilisations. Il existe aujourd’hui, comme à d’autres époques, une volonté de revenir sur cette formidable progression, au nom d’un « réalisme » qui n’est que le nom du retour à « l’état de nature », par un renoncement souvent intéressé.
Tout au contraire, les aspirations humaines à la justice, la solidarité, à la concrétisation des droits fondamentaux ne peuvent trouver leurs voies dans ces replis. Parce qu’elle a en charge de préserver l’essentiel et le droit à ces progrès, la Fonction publique ne peut agir selon les seules normes courantes des entreprises humaines. La préservation et la satisfaction des intérêts supérieurs dont elle a la charge justifient ainsi à elles seules que les fonctionnaires qui en assurent les missions disposent d’un cadre d’exercice et d’organisation spécifique.